Prologue

Elle est allongée sur le lit et son regard est totalement vide. Sans étincelle. Mort.
Il a la tête entre ses cuisses et elle ne semble même pas s’en apercevoir. Son visage est tourné sur le côté. Presque dans ma direction.
Regarde-moi…
Presque. L’espace d’une seconde, c’est comme si elle me voyait, juste là, devant elle… Je la caresse des yeux là où il pose les mains sur elle. Elle s’ennuie. Et il ne se rend compte de rien. Il la touche, elle ne le sent pas. Elle ne le ressent pas. Elle simule un médiocre orgasme. Je le sais, je le vois. Je crois n’avoir jamais eu une aussi grande certitude de toute ma vie. Je reste concentré sur son visage. Faux. Il se redresse, satisfait, ignorant et arrogant…  et il enfile un préservatif avant de la pénétrer. Elle ne lui accorde pas plus d’attention qu’avant. Elle reste là, impassible, son esprit s’éloignant de plus en plus. Non, elle ne le regarde pas.
Elle me regarde, moi.
Sans me voir.
Elle sait.
Sans en avoir conscience.
Où est-elle pendant qu’il se branle en elle ? Je pourrais la rejoindre et tant lui offrir.
Il jouit. Il s’allonge à côté d’elle. Elle se lève et se rend à la salle de bain. Elle l’ignore. Il n’y a que nous.
Je la suis des yeux, miniaturise le plan de la chambre pour agrandir celui qui m’intéresse. Elle ferme à clef, nous isolant du reste du monde. Elle ouvre le mitigeur de la douche et s’appuie contre le carrelage. Elle attend. Sa main droite glisse lentement entre ses jambes pendant que la gauche remonte sur un sein. Elle le pince. Fort. Comme je pourrais le pincer. Elle ferme les yeux. Je garde les miens ouverts et la fixe. 
Pense à moi…
Elle parvient rapidement à se provoquer ce qu’il est incapable de lui offrir. En silence.
Elle crierait avec moi. Elle ne pourrait plus maintenir cette façade neutre. Elle transpirerait et n’aurait plus aucun contrôle sur elle-même.
Elle est entrée dans cet appartement il y a trois jours. S’il n’avait pas été avec elle, ça aurait été parfait. Elle était là, à côté de lui, un peu perdue, un peu lasse… Et je ne suis pas parvenu à l’occulter. Il n’y avait qu’elle. Il n’y a plus qu’elle. Son regard m’obsède et me déstabilise.
Elle se rhabille avant de le rejoindre, de son côté, il a déjà remis ses vêtements. Si j’étais avec elle, je ne manquerais pas une occasion de laisser courir mes doigts sur sa peau pour lui retirer lentement sa petite robe… et la lui remettre. Je voudrais savourer chaque seconde à son contact. Et lui, il fait à peine attention à elle lorsqu’elle s’assoit sur le bord du lit afin de remettre ses sandales. Il ne remarque pas la courbure de sa cheville, délicate et tentatrice. Il méprise ce qui lui est offert.
Ils sortent et j’ai quelques heures devant moi avant leur retour. Je me détourne du bureau où les ordinateurs sont installés. J’ai cette frustration à extérioriser et peu de moyens à ma disposition pour le faire.
Je sais que je pourrais lui donner ce dont elle a besoin. Je l’ai su dès l’avant-veille, à l’instant où je l’ai vue simuler alors que l’autre connard se vidait en elle sans réaliser qu’elle n’était pas avec lui.
Elle était avec moi.
Je suis obsédé. Trois jours et elle s’est tellement incrustée sous ma peau que j’ai l’impression de la connaître. J’ai du mal à me souvenir de ce que mes pensées étaient avant son arrivée dans ma vie.
Dans ma vie…
Je veux plus, j’ai besoin de tellement plus.
Je la revois se donner du plaisir, dissimulée aux yeux de tous, sauf des miens, et je m’imagine avec elle. Elle me perturbe et rien ne me perturbe. Voilà ce qui m’emmerde vraiment. Je suis bon dans ce que je fais, je suis même excellent, et elle compromet mon aptitude à me donner à cent pour cent. Je n’aime pas ça. Cette vulnérabilité qu’elle provoque en moi après un seul regard, qui ne m’était même pas destiné, ça me tue.
Je l’attends, elle.
Je cale la séquence numérique au moment où ses yeux se sont fixés vers la caméra. Je mets pause et je l’observe.
Pourquoi elle ?
J’ai envie de découvrir ce qu’elle dissimule sous cette pellicule d’indifférence. De lui prouver qu’elle peut ressentir. Me ressentir. Et je m’accroche à ses yeux fatigués. Elle porte ses émotions dans ses prunelles, c’est comme ça que j’ai compris. Toute son apparence. Ses sourires. Ses gestes. Faux.
J’imagine du bout de l’esprit ce que cette fascination serait si elle était là, devant moi. Je pourrais tendre la main et la toucher.
Plusieurs heures plus tard, ils sont de retour. Elle l’aide à se déshabiller. Ses mouvements sont automatiques, elle prête à peine attention à ce qu’elle fait. Il tombe sur le lit. Elle s’assoit sur le bord et le regarde un moment. Elle reste là, immobile. Apathique. Elle l’observe.
Je l’observe, elle.
Ses cheveux noirs qui lui arrivent au milieu du dos, raides, stricts.
Ses lèvres roses, légèrement pincées. Est-ce qu’elle pense au fait qu’il n’est pas en mesure de lui procurer un orgasme ? J’y pense…
Ses grands yeux noisette.
Elle porte une petite robe sage, comme sa frange, droite et impersonnelle. Elle se relève et s’en va s’en se retourner.
Je pourrais l’imiter, ouvrir la porte, la rattraper. Et lui dire quoi ?
Elle ne restera pas là, ce soir. Je suis partagé entre le soulagement, parce que je suis convaincu qu’elle n’a rien à faire avec lui… et la déception, car, elle partie, je ne peux plus la regarder évoluer sous mes yeux, inconsciente de ce qu’elle provoque en moi.
Je remets la séquence de ce soir, lorsqu’elle s’est enfermée dans la salle de bain, et je me masturbe en imaginant que je suis là, avec elle, à genoux, ma langue à la place de sa main. Il ne me faut pas longtemps pour arriver au bout. C’est plat. Sans intérêt. Mécanique. Parce que c’est ma main, et pas la sienne. Parce que c’est sa main, et pas ma langue. Je vais me rafraîchir et reprends mon poste. J’attrape machinalement mon bloc, un réflexe salvateur, et la dessine. Contre ce mur. Se touchant là où j’aurais voulu la caresser. Chaque coup de crayon est une caresse sur son corps que je fais mien sous la mine docile qui suit les courbes de sa peau laiteuse. Ses yeux me fixent. Moi. Pas lui. Pas un autre. Juste moi. Sa bouche entrouverte. Sa langue entre ses lèvres, à peine visible, une main entre ses cuisses, l’autre sur son sein.
Elle le fait pour moi.
Dessiner. Pour m’évader. Comme si c’était possible. Comme si je pouvais me fuir.

Comme si je pouvais la fuir…

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